Nous sommes tous des Grecs
On va en baver. Pour sauver la Grèce ? Non. La construction européenne ? Non plus. Pour sauver les marchés. Pour sauver le capitalisme. Pour se plier à ses diktats, une fois de plus, tout en faisant mine d’en dénoncer les « excès », les « dérives ». En s’en prenant, en mots, jamais en actes, aux « spéculateurs », comme si la spéculation n’était pas l’un des fondements du capitalisme. Qui a provoqué la crise sinon les marchés ? Qui a attaqué la Grèce ? Et le Portugal ? Et bientôt l’Espagne et l’Italie ? Ceux qui veulent la mort de l’Europe. Et ce serait bon pour nous ? Non.
Les « marchés » (terme anonyme qui recouvre pourtant une réalité humaine : ceux qui donnent les ordres d’achat et de vente, et qui veulent pouvoir continuer de les donner le plus longtemps possible en dollars, et non en euros) sont en train d’obtenir ce qu’ils voulaient : la mort de l’Europe par la destruction du seul instrument qui aurait pu lui permettre de jouer un rôle international en l’état de sa construction, l’euro.
Un euro qui est cause de l’actuelle guerre (arrêtons les euphémismes : oui, nous sommes en guerre politique et économique !) entre les deux côtés de l’Atlantique, guerre dissimulée aux yeux des Européens par cette réalité on ne peut plus navrante : attaquée sur son flanc méditerranéen, l’Europe a tout de suite décidé… de collaborer.
Athènes, « cauchemar de notre continent tout entier »
L’euro, c’est – ou c’était – la seule arme de l’Europe et de ses timides velléités de puissance triplement entravées par la bureaucratie de l’Union européenne, par sa dérisoire capacité de résistance au libre-échangisme planétaire (la « mondialisation », qui n’a rien d’inéluctable) et par certains égoïsmes nationaux – les uns très compréhensibles, les autres beaucoup moins.
Croire que les décisions prises le week-end dernier [celui des 8 et 9 mai 2010] par les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont sauvé l’euro est d’une confondante naïveté. Les mesures adoptées ont été saluées tout autant par la Bourse de New York que par les places européennes, qui ne sont d’ailleurs européennes que par leur intitulé puisque les volumes qui s’y échangent ne sont pas, eux, majoritairement européens. Pour s’en tenir aux valeurs du CAC 40, il y a longtemps que ce ne sont pas des capitaux français, ni italiens ni allemands, qui décident de leur cote.
« Reconnaissons-le avec gravité et, convenons-en, avec une infinie tristesse », a écrit Maurice Szafran, le directeur de l’hebdomadaire Marianne, dans un éditorial somptueux (« Athènes et Lisbonne, c’est en Afrique ? », in Marianne n° 680 du 30 avril au 7 mai 2010) : « C’est à Athènes, la ville des dieux, et à Lisbonne la Blanche, que le rêve européen s’est – à tout jamais ? – dissipé. C’est à Athènes et à Lisbonne que le projet (magnifique à l’origine) d’une société européenne a révélé l’ampleur de son épuisement. C’est à Athènes et à Lisbonne que la cohérence européenne, déjà si mal en point, s’est vidée de tout ce qui l’animait. Athènes et Lisbonne, en ce printemps 2010 : le cauchemar de notre continent tout entier. […] Il y a vingt ans encore, le concassage de la Grèce perpétré par ses frères européens, celui à venir du Portugal, aurait-il été seulement concevable ? »
Comment peut-on prétendre qu’on aurait « sauvé » la Grèce, qui n’est jamais, excusez du peu, que le berceau de la civilisation européenne, alors qu’on impose à son peuple dans un premier temps, à tous les autres ensuite, une politique économique et sociale qui n’ose même pas se reconnaître comme « rigoureuse » et qu’elle est bien au-delà de la « rigueur » que la France a connue lors du tournant du même nom de 1983 ? « Rigueur » ? Foutaise ! Dictature, oui, des places financières, par une casse sociale systématique et organisée.
Bruno Le Maire, notre ministre de l’Agriculture, l’a reconnu à demi-mots dimanche lors du « Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro » : « Sur un certain nombre d’aides qu’on aurait pu envisager secteur par secteur, que ce soit les céréales, les fruits et légumes, des secteurs qui effectivement souffrent, des aides budgétaires qu’on aurait pu envisager, nous allons devoir y renoncer parce c’est comme cela qu’on va réussir à réduire les dépenses publiques. » Même chose pour les petits entrepreneurs, pour les salariés, pour les retraités, pour les chômeurs, pour ces « salauds de fonctionnaires ».
Disette pour tout le monde mais champagne pour les traders des banques que l’on a renflouées sans exiger le dixième du quart de la moitié des « contreparties » que l’on impose aux Grecs ou aux Français.
Il est urgent de rebâtir une autre Europe
Ne nous y trompons pas : avec l’euro et l’Europe qui agonisent, ce sont les Européens qui meurent, payant, au sens propre du terme, l’incapacité des pays de l’Union européenne ou même seulement de la zone euro à s’être entendus sur une politique commune, condition sine qua non de la réussite de l’euro.
D’aucuns se féliciteront de l’implosion qui vient, y voyant un retour salutaire aux politiques nationales. Politique à courte vue, quand l’Allemagne, marrie, à raison, d’avoir dû faire face, seule, au coût gigantesque de sa réunification, et de s’en être bien sortie, succombe à la tentation du repli national et s’appuie sur sa puissance retrouvée pour la jouer solo…
Politique à courte vue encore quand se réveillent, en Hongrie par exemple, des revendications territoriales qui ne présagent rien de bon, le nouveau pouvoir ayant annoncé que sa première mesure serait d’accorder la nationalité hongroise à tous les « Hongrois de souche » vivant dans les pays limitrophes qui en feraient la demande, ce qui a beaucoup plu à la République slovaque dont 10 % de la population est concernée…
Se réjouir des événements peut-être historiques qui sont en train de se dérouler sous nos yeux au nom d’un retour du « souverainisme » ou en se félicitant d’un réveil, partout en Europe, des « nationalismes » – lesquels peuvent être de simples patriotismes, comme c’est le cas en France, mais aussi, ailleurs, des accès fiévreux et revanchards irraisonnés –, c’est jouer avec le feu. Celui qui s’est éteint il y a exactement soixante-cinq ans.
Il est grand temps de ne pas se réjouir trop vite et de réfléchir à l’urgence de bâtir, sur les ruines de cette piteuse Union européenne, une autre Europe.
Novopress